10/08/2012
Les
conflits armés sont avant tout des confrontations de systèmes opérationnels,
c’est-à-dire des ensembles d’hommes et d’équipements, avec les compétences
associées, manœuvrés par une structure de commandement. La valeur de ces
systèmes n’étant pas intrinsèque mais relative et ces confrontations sont
d’abord des révélateurs de leurs forces et faiblesses antagonistes. L’ampleur
des effets tactiques et stratégiques qui en résulte est alors souvent en
proportion avec celle des écarts constatés et lorsque ces écarts n’ont pas été
anticipés, les effets physiques sur le terrain se doublent alors souvent d’un
choc psychologique qui les amplifie. Si le contact initial n’est pas fatal au
plus faible, celui-ci est fortement incité à évoluer pour combler au plus vite
l’écart. Le choc de la surprise peut alors se trouver inversé. Prenons
l’exemple de la première année de la guerre de Corée, riche en transformations.
Le modèle soviétique échoue
face au modèle américain
La
guerre est engagée par un système de bataille nord-coréen modelé par les
Soviétiques, composé en premier échelon de trois corps d’armée combinant une
brigade de chars T-34/85, trois ou quatre divisions motorisées et une puissante
artillerie. Dans le style soviétique, ces corps d’armée se lancent dans une
série d’offensives le long du front. Chacune de ces offensives, précédée de
quelques frappes aériennes mais surtout d’artillerie et si possible d’infiltrations sur les arrières ennemis, vise à pénétrer le plus loin possible.
Elle ne s’arrête que lorsqu’elle arrive aux limites de ses possibilités et qu’une
autre offensive a pris le relais sur un autre point du front. Ce système balaie
sans aucune difficulté l’armée sud-coréenne, à base de quelques divisions
d’infanterie dispersées sur le territoire avec le maintien de l’ordre comme
mission principale.
La
confrontation avec le système opérationnel américain pose évidemment d’autres
problèmes, même si les premiers échanges révèlent de nombreuses lacunes dans
une US Army largement démobilisée
depuis 1945. La 24e division d’infanterie américaine, première à
intervenir, est refoulée avec de lourdes pertes dans la région du port de
Pusan, à l’extrême sud-est de la péninsule. C’est dans cette poche et au Japon,
que les Américains reconstituent le système opérationnel qui leur avait réussi
pendant la guerre du Pacifique. Cela va leur prendre environ deux mois, pendant
lesquels les Nord-coréens s’obstinent en vain à forcer la décision à Pusan,
tout en se plaçant dans une position très dangereuse face au modèle « triphibie »
américain.
Maîtres
du ciel, les Américains ont très rapidement entravé la logistique des forces
concentrées à l’extrême sud. Maîtres des mers, ils débarquent à Inchon le 15
septembre et s’emparent de Séoul dix jours plus tard. Tout le système
opérationnel nord-coréen est alors coupé de ses arrières et s’effondre d’un
coup.
Le modèle américain échoue
face au modèle chinois
L’armée
nord-coréenne n’oppose désormais plus de résistance organisée face à la VIIIe
armée américaine (huit puissantes divisions, renforcées d’une dizaine de
divisions sud-coréennes reconstituées et de bataillons internationaux). Les
colonnes interarmes motorisées américaines pénètrent en Corée du Nord le 1er
octobre et s’emparent de Pyongyang, le 19. De nombreux indices laissent
entrevoir la possibilité d’une intervention militaire chinoise mais le général
Mac Arthur, commandant des forces des Nations-Unies, n’en tient pas compte. Le
25 octobre, les unités les plus en pointe de la VIIIe armée, la 6e
division sud-coréenne et le 8e régiment de cavalerie américain,
rencontrent des divisions chinoises qui ont pénétré en Corée. L’armée populaire
de libération (APL) l’emporte facilement et les unités retournent en Chine. Quelques
jours plus tôt, le corps expéditionnaire français en Indochine a perdu 7 000
hommes sur la route coloniale n°4 face à une armée organisée sur le modèle
chinois.
Pour
autant, Mac Arthur ne change rien à ses plans, ni aux méthodes de son corps de
bataille. Pire encore, le repli chinois après le combat est interprété comme un
aveu de faiblesse alors qu’il s’agit d’une stricte application des « 16 mots
d’ordre » de Mao Zedong sur la guerre populaire (« l’ennemi avance, nous
nous replions ; il se retranche, nous le harassons ; il est épuisé,
nous attaquons ; il bat en retraite, nous le poursuivons »). Le
terrain n’est pas tenu et les forces chinoises se placent en profondeur en
position de contre-attaque. Comme
les Nord-coréens en août, les Américains sont victimes de leur succès et ne
voient pas que c’est le moment de changer de stratégie (passer en mode défensif
par exemple pour conserver tous les objectifs importants de la péninsule) ou au
moins de tactique.
Le
24 novembre 1950, Mac Arthur lance donc son opération « Noël à la
maison » destinée à terminer la guerre par l’occupation totale de la Corée du Nord. La VIIIe
armée lance ses colonnes le long des différentes vallées en direction du
fleuve-frontière Yalu. Elles s’y trouvent dans une situation de très grande
vulnérabilité face à 300 000 fantassins chinois qui ont se déplacent en
tout terrain. Le 25 novembre, les Alliés,
stupéfaits, découvrent le yundong
zhan, le combat mobile chinois. Ils sont complètement débordés par des
troupes à pied qui profitent du terrain accidenté pour s’infiltrer sur les
arrières de leurs lourdes colonnes motorisées. La puissance de feu américaine
est impuissante face à des troupes qui exploitent à fond les possibilités du
terrain, de la météo hivernale et de la nuit pour échapper aux vues. Les
troupes des Nations Unies, pourtant supérieures en nombre, sont bousculées. Un
corps d’armée sud-coréen est anéanti, plusieurs divisions américaines en repli
sont étrillées dans des embuscades. Seule la 1e division de Marines
parvient à s’extraire de la haute-montagne en infligeant de très lourdes pertes
aux Chinois pour se réfugier dans le port de Hungnam sur la côte Est. C’est le
plus grand désastre subi par l’armée américaine au cours de son histoire,
quelques semaines seulement après un de ses plus brillants succès.
Face
à l’étonnante supériorité terrestre chinoise, Mac Arthur semble paniquer et
ordonne un repli général sur le 38e parallèle, ce qui en fait la plus longue
retraite de l’histoire américaine. La solution de conserver une tête de pont à
Hungnam aurait sans doute permis de menacer les arrières chinois mais cette
idée n’est pas envisagée. Au lieu de cela, la VIIIe armée passe
en mode défensif le long du 38e parallèle. Le système américain commence
sa transformation.
Le modèle chinois échoue
face à un nouveau modèle américain
Les
Chinois, eux persistent dans l’application des 16 mots d’ordre, et collent à
l’ennemi en retraite. Le jour de l’an 1951, ils lancent leur troisième offensive
sur l’ensemble de la ligne de front, avec une armée nord-coréenne reconstituée
sur leur modèle. Ils parviennent encore à repousser les forces des
Nations-Unies de plus de soixante kilomètres et s’emparent de Séoul, mais les pertes
sont lourdes. Les Américains apprennent le combat défensif mobile de lignes en
lignes, le fightroll, avec des
capacités de soutien facilitées par la proximité des bases mais surtout des
appuis feux aériens ou d’artillerie très largement renforcés. Le 24 janvier,
les Chinois épuisés et incapables de ravitailler correctement leur offensive
s’arrêtent. Conformément à leur méthode, ils ne s’accrochent pas au terrain
conquis et se regroupent dans les grandes bases du Nord, « le triangle de
fer » en particulier au sud de Pyongyang, pour préparer l’offensive
suivante.
Les
Américains mènent alors une série de reconnaissance en force méthodiques freinés seulement
par des éléments légers chinois. Ils reprennent ainsi une partie du terrain
conquis mais sans parvenir à infliger des pertes sérieuses aux Chinois. On se
trouve alors au point culminant de l’efficacité relative du système
opérationnel chinois. Lin Piao, le chef des 3e et 4e armées
de campagne, rentre en Chine.
Une
quatrième offensive chinoise a lieu à nouveau le 15 février, plus limitée dans son ampleur que les précédentes et
sans résultat autre que de lourdes pertes. Les rendements du système sont de
plus en plus décroissants, alors pourtant que le volume de forces s’accroît. Jusqu’à
la fin du mois de mars, les Américains contre-attaquent tout le long du front
par une série d’opérations méthodiques et à fort coefficient de feu : Roundup, Killer, Ripper, Courageous, Tomahawk. Elles permettent de reprendre le terrain face à un
adversaire qui persiste à se dérober. Séoul n’est même pas défendue. L’armée
des Nations Unies refranchit le 38e parallèle.
Les
Chinois tentent de s’adapter en demandant aux Soviétiques des chars, de l’artillerie et un appui aérien. Un
renfort de 21 divisions est également envoyé dans le « triangle de
fer ».
La
dernière grande offensive est lancée le 22 avril avec 700 000 hommes et,
pour la première fois, une grande préparation d’artillerie. Comme à chaque
fois, la pression sur une division sud-coréenne permet de percer le front mais
les corps d’armée américains se replient en bon ordre sur la « ligne sans
nom », puissante structure défensive. Au bout de quatre jours, les
Chinois, qui sont loin d’avoir eu tous les moyens demandés, sont obligés de
marquer une pause sans avoir atteint d’objectif important, en particulier Séoul.
Ils tentent un dernier effort le 15 mai mais là encore sont obligés de
s’arrêter au bout de cinq jours. Les pertes chinoises et nord-coréennes
dépassent 150 000 hommes, avec pour la première fois de nombreux
prisonniers, alors que le terrain gagné est presque immédiatement perdu par la
contre-attaque de la VIIIe armée qui s’installe 15 km au nord du 38e
parallèle.
Les
Chinois du général Peng Teh-Huai comprennent alors qu’ils n’ont aucune chance
de détruire la VIIIe armée. Le choix politique est alors fait de se
contenter de préserver la Corée du nord et le système opérationnel est transformé
en conséquence. Abandonnant l’idée du combat mobile, les 3e et 4e
armées de campagne installent un immense échiquier de positions de campagne,
bunkers, nids de mitrailleuses, tranchées et tunnels, parfaitement camouflées
et résistantes aux attaques aériennes. Les offensives alliées deviennent de
plus en plus difficiles et chaque kilomètre conquis coûte de plus en plus cher.
Ces attaques alliées ne servent de toute façon plus désormais que comme
instruments de négociation. La guerre se fixe le long du 38e
parallèle, pratiquement sur le point de départ.
Conclusions
Ce
qui surprend d’abord dans ces manœuvres en Corée, c’est cette difficulté à
estimer le point culminant du succès d’un système opérationnel et à persister
dans son application jusqu’au moment où l’adversaire change et que survient le
désastre. Le plus étonnant est que souvent on voit l’adversaire changer. Les
Nord-Coréens voient les Américains se renforcer très vite et se doter de grandes
capacités de manœuvre. Les Américains savent qu’il y a un risque important de
se confronter avec l’armée populaire. Les Chinois voient les Américains se
transformer à leur tour. Rien n’y fait.
On
peut y voir d’abord le décalage entre la connaissance intellectuelle et la
connaissance vécue. Les conseillers soviétiques de l’armée du Nord par exemple connaissent
évidemment les opérations amphibies américaines de la guerre du Pacifique mais
ils n’y ont jamais été confrontés. Ils anticipent mal ce que cela peut donner
en Corée. Les Américains font la même erreur d’appréciation avec les méthodes d’infiltration
de l’APL.
On
peut y voir aussi un phénomène de focalisation sur la victoire proche (ou sur
ce qui semble devoir donner la victoire) : la prise de Pusan, le fleuve Yalu, la
destruction de la VIIIe armée. On se dit qu’avec un dernier effort,
éventuellement avec un peu plus de moyens, on touchera au but malgré les
indices de transformation de l’adversaire. On ne voit pas que les problèmes d’élongation
logistique (celui qui est au bout de la péninsule dispose de moins de soutien
et d’appuis qui celui qui est près de ses bases) se doublent d’une élongation
psychologique. Celui qui est proche de la défaite est évidemment beaucoup plus
incité à trouver de nouvelles solutions que celui qui semble l’emporter et dont
on ne comprendrait pas qu’il modifie des méthodes qui gagnent.
On
retrouve enfin les mécanismes du cycle de prise de risques décrit par
l’économiste Hyman Minsky. Le succès répété accroît l’optimisme jusqu’à l’excès
et pousse à prendre des risques supplémentaires jusqu’à aboutir à un échec
cinglant qui provoque en retour un excès de pessimisme et de prudence. La
sous-estimation de l’adversaire fait place à sa surestimation. Le 24 novembre,
Mac Arthur est persuadé de toucher au triomphe et une semaine plus tard, il
ordonner d’évacuer toute la Corée du nord. En janvier 1942, les Japonais sont
méprisés par les officiers de Sa Majesté, quelques semaines plus tard, après la
prise de Singapour et de Rangoon, ils passent pour des surhommes. Neuf ans plus
tard, après l’opération menée un peu légèrement sur la RC-4, l’état-major
français en Indochine panique et est persuadé que tout est perdu au Tonkin.
En
Corée, après le désastre de novembre, les Américains se concentrent sur l’obtention
de succès défensifs puis offensifs d’ampleur croissante et ce n’est qu’avec l’accumulation
de ces succès qu’ils recommencent à songer à des modes d’action plus audacieux
comme des reconnaissances offensives profondes ou l’opération aéroportée au
nord de Séoul en mars. Ils planifient à nouveau des plans d’opérations
amphibies en « sauts de puce », qui seront finalement annulés.
On
notera enfin la différence dans le mode de transformation des armées communistes,
évoluant d’un bloc (mode opératif soviétique, mode maoïste mobile, mode maoïste
défensif) et le mode d’évolution américain fait d’accumulation d’innovations à
la base facilitées par l’abondance et la diversité des moyens.
Au
bilan, il apparaît une nouvelle fois qu’être lent à changer c’est se condamner
à être surpris.